Préserver & valoriser
le patrimoine des entreprises
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Catherine Cuenca, conservatrice générale du patrimoine au Conservatoire national des Arts et Métiers (Cnam) à Paris et à l’université de Nantes et spécialiste du patrimoine et des musées scientifiques et techniques, s’investit auprès de Perles d’Histoire au sein de son conseil scientifique.
Chef de projet de la mission nationale Patstec (programme de sauvegarde et valorisation du patrimoine scientifique et technique contemporain) au sein de la PICST au Cnam et de l’université de Nantes, elle agit pour préserver patrimoine matériel et immatériel de la recherche, et revient avec nous sur l’importance de la patrimonialisation de ces objets contemporains, qui font partie de l’histoire de demain.

Pourriez-vous définir en quelques mots le domaine du patrimoine scientifique et technique dans lequel vous évoluez ?

 

Le patrimoine scientifique et technique et naturel dit PSTN fait partie des cinq spécialités patrimoniales du concours de conservateur à l’Institut National du Patrimoine. Il inclut les objets mobiliers matériels, c’est-à-dire, les collections vivantes ; et l’immatériel, comme les savoir-faire. On peut distinguer le patrimoine scientifique, du patrimoine technique et du patrimoine naturel : le patrimoine scientifique désigne le plus souvent ce qui est créé dans le domaine de la science ; tandis que le patrimoine technique évoque plutôt les objets industriels. Le mot de « scientifique » est accolé souvent à la recherche publique ou privée, quand le mot « technique » fait plutôt référence aux contenus mobiliers ou de l’architecture (bâtiments), aux productions de l’industrie. Mais on y trouve aussi du patrimoine scientifique dans le cadre de la Recherche & Développement.

  • Patrimoine scientifique : recherche publique et aussi collections universitaires ou liées à la recherche, ou collections dans les musées scientifiques : musées thématiques comme le musée Ampère, le musée de la Chimie, le musée de la Médecine, etc. et les laboratoires industriels.
  • Patrimoine technique : souvent industriel, mobilier et architecture (friches, musées de site), dans le privé et le public, souvent lié aux musées de sciences et technique ou industriels.
  • Patrimoine naturel : les parcs et réserves naturelles et les muséums.

Donc les patrimoines scientifiques et techniques font partie du patrimoine industriel ?

 

Non pas exactement. Le terme de patrimoine industriel est utilisé par les professionnels du patrimoine. Il désigne des éléments patrimonialisés de l’industrie et donc de la production, ou l’immobilier ce qui rejoint la définition du patrimoine technique ou du patrimoine scientifique de la recherche privée (R&D).

En France, il y a eu au cours du temps plusieurs façons de conserver les éléments de ce patrimoine industriel : soit on conserve l’édifice et son histoire, quand il n’est plus en activité, c’est ce que le CILAC fait dans le cadre du mouvement de l’archéologie industrielle ; et puis vous avez ce qui est à l’intérieur, c’est-à-dire, le mobilier, les personnes, les laboratoires.

Et pourquoi patrimonialiser ces éléments ? Quel est leur intérêt ?

 

Les objets qui ont perdu leur usage premier et à qui on va attribuer une valeur, car ils présentent un intérêt scientifique, et sont porteurs d’une histoire locale, régionale, voire nationale pourront à ce titre être conservés pour la pérennité. Ce sont ces critères qui nous permettent d’engager un processus de patrimonialisation d’un objet. À partir du moment où l’on sort de l’usage quotidien un objet d’un laboratoire, un objet industriel et que on lui donne un autre sens, une deuxième vie.

Vous parlez de donner une deuxième vie, un autre sens aux objets, quel est-il ?

 

Si on s’intéresse aux objets d’entreprise ou du patrimoine industriel, c’est parce qu’ils caractérisent l’histoire de l’entreprise, l’innovation du monde de l’entreprise. Ces objets ont eu un sens, une utilité à un moment passé ou présent dans le travail quotidien. Ils racontent l’histoire des équipes, des services, de l’entreprise. Ces objets incarnent la mémoire, les savoir-faire et les particularités des missions d’une entreprise. Il en est de même pour le bâtiment (site, friche industrielle), il est important de faire un choix et de patrimonialiser certains d’entre eux, ils seront les témoins de cette activité industrielle. Cela a ainsi du sens de conserver l’histoire, de la recherche et de la production dans une entreprise.

Vous vous investissez beaucoup dans la mission nationale Patstec. Quel est son objectif ?

 

Je m’investis beaucoup dans cette mission, que je coordonne depuis plus de 25 ans en lien avec Yves Thomas, alors DRRT et professeur des universités à Nantes, lorsque la mission était régionale, puis au niveau national lorsqu’elle a été créée en 2003 avec Daniel Thoulouze, directeur du musée du Cnam, directeur de la recherche honoraire au CNRS, soutenue par le ministère de l’Enseignement supérieur.

La science et les technologies ont connu une évolution et surtout les chercheurs ont été à l’origine de nombreux travaux et la création d’un grand nombre d’instruments scientifiques et techniques entre les deux guerres et particulièrement après la Seconde Guerre Mondiale. Malheureusement, il y a 60 ans les professionnels du patrimoine ou les historiens des sciences et des techniques portaient moins d’intérêt à cette période, au-delà des années 1950. Cet essor fulgurant de la science au cours de cette période a entraîné une évolution et des modifications rapides de la science et de la technique et d’objets utilisés ou créés, qui, devenus obsolètes, ont été souvent désossés ou jetés avant que ceux-ci abordent une deuxième vie « patrimoniale ». C’est ce dont je me suis aperçue en faisant le tour des laboratoires de l’Université de Nantes en 1996.

En effet, à partir des années 1950, la France s’est trouvée face à la nécessité de réorganiser l’administration française, mise à mal par la guerre et de nombreuses universités fermées à la Révolution n’ont pas toutes été recréées à la fin du XIXe siècle. Pendant cette période, on a vu naître des instruments pour développer la recherche dans les laboratoires ou à grande échelle, on pense ici à la « Big Science ».

Des programmes européens ont permis de financer de grands programmes de recherche entre plusieurs pays qui ont généré la création de grands objets ou équipements scientifiques et techniques que nous préservons aujourd’hui. Mais cette intensification de la recherche après la guerre a entraîné une accumulation de matériel dont on perd la trace, et l’intérêt et ce, d’autant plus que dès les années 1990, on voit disparaître les savoir-faire et une partie de la mémoire de la recherche contemporaine car les chercheurs partent massivement en retraite.

En 1996, année où nous avons lancé la mission Patstec au niveau de la région des Pays de la Loire, avec le soutien du ministère chargé de la Recherche et du délégué à la Recherche et à la Technologie, une mission a d’abord été initiée à l’université de Nantes où nous avons commencé à répertorier les objets à conserver, puis s’est étendue à la région dans les établissements d’enseignement supérieur et de recherche. Ces objets scientifiques et techniques, qui n’étaient pas encore du patrimoine mais du matériel scientifique devaient être conservés et remis dans leur contexte. C’est ainsi que les récits recueillis auprès des chercheurs et de leurs équipes qui ont travaillé avec ces instruments sont devenus des histoires de laboratoires, des histoires d’objets.

Auriez-vous en tête un élément du patrimoine scientifique et technique que vous avez sacralisé et qui avait une valeur particulière ?

 

Oui, bien sûr. Dans le monde industriel, la mission Patstec de la région Auvergne-Rhône-Alpes a favorisé la protection d’un microscope électronique qui a servi à Michelin. Je pourrais évoquer aussi l’association ACONIT (Association pour un Conservatoire de l’Informatique et de la Télématique) qui a conservé des ordinateurs informatiques anciens qui aujourd’hui sont protégés, ils sont devenus des objets inscrits aux monuments historiques.

Et comment estimez-vous la valeur de ces objets patrimoniaux ?

 

Pour la démarche de patrimonialisation, quel que soit l’objet, qu’il soit récent ou non, les critères sont toujours un peu les mêmes : l’intérêt scientifique et historique de l’objet.

Pour donner une valeur historique à un objet, il faut être capable de le décrire parfaitement, de le recontextualiser, de connaître son origine, et évidemment la façon dont il a été utilisé et pour quelles raisons. À la valeur matérielle de l’objet est ajouté la valeur immatérielle grâce à la collecte de la mémoire des personnes qui les ont fabriqué ou utilisé.

Il faut par ailleurs comprendre l’histoire de l’entreprise, la manière dont les équipes travaillent, comment l’objet fonctionne. Il faut ensuite déterminer si l’objet doit être conservé par l’entreprise, car il est porteur d’un processus innovant ou essentiel pour l’entreprise.

Voyez-vous des différences de nature entre le patrimoine passé et contemporain ?

 

L’avantage d’aborder un objet récent est qu’il est encore complet et que vous avez la chance de l’aborder dans le monde vivant, contrairement au patrimoine du XVIIIe ou du XIXe siècle. Le patrimoine contemporain vous permet de réfléchir in vivo à un scénario de conservation des éléments, de collecter la mémoire, les traces qui peuvent avoir un intérêt pour la postérité.

Et vous auriez un exemple concret de patrimonialisation que vous auriez effectuée ?

 

Entre 2008 et 2011, nous avons travaillé avec des personnes de l’entreprise Essilor, leur demande était de les aider à conserver leur patrimoine matériel, et la mémoire des activités et savoir-faire des personnes qui travaillaient sur des chaînes de fabrique des verres. Nous avons réalisé un DVD-Rom, outil multimédia qui fut utilisé pour former leurs futurs ingénieurs.

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